Petits théâtres de l’étrange, mai 1991

Chez les amérindiens de la côte nord-ouest le mât totémique avait pour fonction de représenter les attributs d'un clan, d'une famille. Un peu à la manière des vitraux des cathédrales de l'époque gothique, les totems avaient également une fonction didactique. Ils renseignaient sur les mythes et les croyances, ils étaient littéralement des objets du et de culte. En ce sens, le totem était aussi un lieu d'intercession entre le monde spirituel et le monde matériel. Et certains types de totem, ceux qui étaient terminé en leur sommet par une sorte de boîte creusé à même le tronc du mât, servaient de lieu de sépulture pour les personnages importants.

Le totem est très certainement une image forte de la culture spirituelle et matérielle des amérindiens du Canada, plus encore, en tant qu'objet singulier, déployant une imagerie étrange voire même parfois  inquiétante, il a le pouvoir de frapper l'imagination. À tout le moins la mienne quand j'étais gamin. Je me  souviens d'avoir été intrigué et vaguement terrifié par les êtres des totems. Je me souviens également d'en avoir dessiner ou tenter d'en fabriquer avec des bouts de carton et de la colle. C'était peut-être alors une façon d'exorciser la peur devant les visages et les corps déformés. Toutes ces figures grimaçantes d'animaux mystérieux, sûrement doués de pouvoirs magiques si ce n'est maléfiques, m'attiraient en même temps qu'ils m'épeuraient. Car qui sait, peut-être que la nuit ces créatures mythologiques et mythiques quittaient leur rigidité diurne, pour venir hanter les hommes...

Les oeuvres de Douglas Clark qui forment le cycle Articles of Faith m'ont tout de suite rappelé les grands totems de mon enfance. Je dis bien ceux de mon enfance, car ceux que j'allais découvrir plus tard dans mes bouquins d'ethnologie et mes promenades savantes dans les couloirs du Musée d'Anthropologie de l'Université de Colombie-Britannique à Vancouver, n'avaient plus le mystère que l'enfance leur avait d'abord conféré. Ma perception de ceux-ci avait changée, influencée par le savoir scientifique et le rationalisme des schémas explicatifs. Je dis ceux de l'enfance aussi pour insister sur le caractère naïf de la perception des choses et du monde que l'on a alors. À l'âge adulte, notre perception se fait plus timorée et moins prompte à croire au mystère des créatures des Haïdas ou des Kwakiutls. Informé des enjeux culturels et des discours savants sur les notions de différence, de race et d'histoire, nous ne laissons plus court aux fantasmes et aux peurs de l'enfance. C'est en ce sens que je dis que le travail de Clark me rappelle les totems de mon enfance. Ni savants, ni cependant complètement naïfs - d'évidence l'enfance n'est plus  - les assemblages filiformes apparaissent comme le lieu de la mise en place et en parole d'une collection hétéroclite d'objets. Mais, tout comme les figures mythiques des totems de l'enfance, ces objets et surtout le fait de leur mise en rapport, suggèrent un univers inquiétant et mystérieux, auquel toutefois nous ne sommes pas tout à fait étrangers. Oscillant entre le collage expressionniste et ce qui pourrait tenir lieu d'une écriture automatique visuelle (pour faire opposition ici au discours et à la langue scientifique), les assemblages nous amènent dans une curieuse ronde de signes et de symboles, d'images et de figures. Robot attaché à quelques tâches serviles, parades d'os, de crânes et de squelettes, fioles de liquides aux couleurs trop vives pour ne pas suggérer quelques poisons, ribambelles de diables et de diablotins, sourire trop engageant d'une pin-up de chez Kodak, homme et femmes forniquant à qui mieux-mieux, outils aux fonctions obscures, photos tronquées formant des dés pour on ne sait quel étrange jeu, enfin ce faux ciel de nuit où les planètes vont et viennent comme si la gravité n'existait plus, tout ça forme un terrifiant et inquiétant cortège. Pour nous guider bien peu de choses: ici l'alphabet des sourds et des muets, un répertoire de gestes codés et codifiées, là une boîte de chiffres et des cadrans sans aiguille, des pistes qui n'aboutissent à aucune route. Pas d'avenue royale, qu'un sentier qui va et vient, qui nous égare. Un labyrinthe.

Ces assemblages échevelés, ces totems de la dérision et du dérisoire, sont aussi d'habiles bricolages et de brillants exercices de virtuosité technique.  D'obscures histoires nous y sont racontées. On devine l'angoisse. On les imagine comme les miroirs indolents des peurs et des fantasmes d'un collectionneur perdu dans les vestiges de la mémoire et des souvenirs. Ils sont manuels pratiques pour la perte du sens et des valeurs. À d'autres moments, ils ne sont plus que de purs objets esthétiques. Et puis toujours, ils sont aussi ces incroyables collections d'objets que l'on regarde pour ce qu'ils sont: cassés et kitsch, encore que pour la plupart ils pourraient, ces objets, se retrouver dans quelques musées des choses de l'occident. En ce sens aussi on peut voir les assemblages verticaux de Clark comme des cabinets de curiosité pour un XXIème siècle en mal de lui-même. Comme des répertoires tordus d'images et de mots, de faux dictionnaires et des encyclopédies manquées peuplant une bibliothèque perdue. Les assemblages de Clark me rappellent ces planches à volets où les choses apparaissent comme on dit en écorché, où l'on découvre, couche après couche, image après image l'intérieur de la dite chose. Images multiples du corps humain depuis l'épiderme jusqu'aux organes vitaux en passant par le réseau serré et étriqué des nerfs et des vaisseaux sanguins. Aussi celle de la locomotive à vapeur, dans son immobilité et son inertie de masse "parkée" jusqu’à son principe intérieur, cette chaudière où le feu brûle constamment pour produire la vapeur qui mettra en mouvement les bielles et les roues de fer. Sauf que dans ce cas-ci, celui des Articles of Faith, les couches ne sont ni successives, ni pensée pour leur didactisme. L'artiste n'est pas intréressé par ce jeu, il ne veut pas faire docte. Son rôle est plutôt celui d'un iconoclaste qui nous jetterait entre les jambes des morceaux d'un puzzle qu'il nous faut recomposer.

Peut-être. Mais ce n'est pas sûr.  Car il y a aussi dans les assemblages de Clark un dessein, un discours qu'on pourrait qualifier de presque savant. À plusieurs reprises ce discours nous parle de mise-en scène de la photographie par elle-même. Le mode de fabrication même des images ne cesse de le répéter d'un assemblage à un autre. Ici l'artiste joue à plein l'idée de la découpe dans un rapport métonymique au dispositif de la photographie. Le principe de l'assemblage et le mode de construction qu'il suppose, miment ici le geste originelle de la photographie. L'appareil-photo on le sait est un moyen optico-mécanique pour découper dans le visible. Le résultat de cette découpe, la photo, est à tour interprété comme une partie de la réalité qui serait en continuité physique avec celle-ci. D'où cet effet de trompe-l'oeil. Clark, de par son procédé de découpe puis d'assemblage, propose en fait un habile détournement des procédés classiques de la photographie. Les sutures entre les diverses parties des assemblages sont à peine perceptibles, ce qui provoque un effet saisissant de continuité entre les parties. Toutefois, de faux raccords nous renseignent sur le fait que les objets, ou parties de ces objets, reviennent dans une même image. Ce faisant l'artiste nous renseigne en quelque sorte sur la présence du "faux" et nous invite par conséquent à ne pas être dupe de son subterfuge. Il s'agit là d'un intéressant jeu de mise en abîme.

La présence de photos anciennes au sein des assemblages est un autre intéressant moyen utilisé par l'artiste pour questionner les a priori conceptuels de la photographie. En s'appropriant des images anciennes et en les rephotographiant, Clark insiste sur la dimension "objet" de l'image photographique. En effet, hors de leur contexte originel, les images anciennes n'évoquent plus la continuité mais bien plutôt la discontinuité temporelle. Elles indiquent des fuites et des trous dans l'espace-temps. Hors de leur contexte, ces images ne deviennent rien d'autre que des objets têtus qui peuvent être investies de toutes les fictions. Elles, ces images anciennes, peuvent servir d'autres fins. Il est permis de penser que c'est le rôle que Clark veut leur faire jouer: animer une autre réalité, entretenir une fiction. Sur ces images anciennes, souvent que des personnages, que l'on dirait perdus dans les méandres de l'histoire, et des petits conciliabules de la chose sociale. Conventions de la mise en image et de la mise en pose. Clark, dans le privé de la conversation, prend le temps de parler beaucoup de ça, des conventions. Celles d'abord bien sûr de la photographie mais aussi celles des théâtres du social. Il les connaît bien ces théâtres, lui qui est un acteur de la scène culturelle, lui le conservateur et l'organisateur, lui qui c'est mesuré à bien des projets se voulant collectif et mobilisateur d'hommes, de femmes et de capitaux. Jeux de coulisses, méprises et déceptions. Un théâtre...

Au travers des objets et des images, des idées et des pensées, Clark nous introduit en somme à une galerie de totems qui forment un curieux théâtre. Dans la suite de ses constructions et de ses assemblages il nous accompagne pour tout-à-coup nous abandonner brutalement dans les coulisses de ce qui semble être un théâtre de l'absurde et de la dérive du sens; un théâtre peut-être du nonsense pour célébrer le matérialisme de la fin d'un siècle qui ne semble être préoccupé que par lui-même. Un théâtre pour célébrer le chaos, la fin des certitudes et de la confiance, la perte de la foi.



Richard Baillargeon
Banff, avril 1991

  • Doug Clark, Tools, 1988, photographie couleur, tirage chromogène, 100 x 30 cm.

    Doug Clark, Tools, 1988, photographie couleur, tirage chromogène, 100 x 30 cm.

  • Doug Clark, Painted Box, 1987, photographie couleur, tirage chromogène, 100 x 30 cm.

    Doug Clark, Painted Box, 1987, photographie couleur, tirage chromogène, 100 x 30 cm.