Indiscipline et transgression des règles. Et j’ajoute dissidence, pour marquer la nécessité qu’il y a de sortir du cadre fixé pour faire état d’un malaise. Un malaise qui découle de la perception d’un phénomène particulier qui a à voir avec la place qui a été faite jusqu’à maintenant, dans le cadre de ce colloque, à la photographie.Car ce dont on nous a entretenu jusqu’ici ne la concerne pas ou du moins pas spécifiquement. Ce dont il a été question, l’usage par les artistes visuels de certains matériaux issus de la photographie, a comme présupposé que ces matériaux font office en eux-mêmes d’une matière que l’on peut, de diverses façons et manières, amalgamer à d’autres matériaux. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’un usage particulier de la photographie. Il n’est pas dans mon intention de contester cet usage, d’autant plus qu’il s’agit là d’un trait distinctif de la production actuelle en arts visuels. Et il ne fait aucun doute que cet usage puisse être en soi l’objet d’investigations théoriques particulières. À cet égard, on se doit de noter l’à-propos du concept du photographique pour désigner les propriétés et les spécificités de la photographie en tant que matière.
Toutefois, l’utilisation de ce concept ne pas sans soulever un certain nombre de problèmes dont le principal est de faire de l’image photographique une sorte de résidu qui n’aurait en soi que peu d’intérêt s’il n’est pas « pris en charge » par l’artiste visuel. La photographie, en fait toutes les photographies ne constitueraient alors qu’un vaste dépotoir à ciel ouvert où chacun irait puiser selon son bon vouloir. La photo comme un résidu que l’on recycle, comme il en serait et il en est pour la ferraille et les autres déchets industriels. Bien sûr, cet état de l’image est quelque part conforme à un positionnement idéologique contemporain en regard de la prolifération des images au sein des sociétés occidentales. Mais cette vision, cette conception de la photo en tant que matériau ne peut être tenue pour la seule qui puisse exister et surtout la seule qui puisse légitimer son statut en tant que produit artistique « crédible ».
Je constate donc qu’il y a ici une grande absente, la photographie. Une photographie pour elle-même et pour ce qu’elle est en tant que pratique pour un nombre non négligeable de producteurs et de productrices qui se sentent négligés par les discours officiels. Discours qui par ailleurs ont un poids qui s’avère considérable pour attirer l’attention des institutions comme des publics. Discours également qui sont tributaires eux-mêmes d’investissements faits dans le contexte académique par la définition de curriculums spécifiques et dans le cas qui nous concerne ici par leur inclusion dans le champ des études en histoire de l’art. L’intention n’est pas de jeter un discrédit sur l’ensemble de ce champ, mais plutôt d’insister sur la nécessité d’étendre l’attention des investissements académiques à des registres de la production photographique qui actuellement ne semble pas vraiment retenir l’attention en tant que telle.
Je fais donc le constat d’un vide dont la raison d’être n’est cependant pas si simple que cela à cerner. À quoi cela tient-il exactement? Il faut, pour tenter de répondre à cette question, invoquer plusieurs facteurs. Il y a d’abord le fait que la reconnaissance de la vocation artistique de la photographie est un phénomène encore récent, trop peut-être pour que l’on puisse en évaluer le sens et la portée exacts. Nous manquons très certainement de recul et nul doute que cela ne facilite en rien la compréhension du phénomène. De plus, cette reconnaissance ne s’est pas faite partout de la même façon, ni au même moment. Nos voisins du sud nous ont largement précédé en cette matière et ce faisant, ils ont cristallisé des attitudes, voire même des « goûts » particuliers. Mais chose très paradoxale, au moment même où éclate au grand jour cette reconnaissance, le médium lui-même est dans un curieux état. Le grand courant documentaire s’épuise littéralement à force de se répéter, laissant un ensemble de stéréotypes qui n’auront d’autres effets que d’appauvrir le genre. Au début des années 70, au temps fort de la reconnaissance officielle de la photographie, on comprend encore mal les possibilités créatives de la photographie. La grande époque du photojournalisme a laissé des marques profondes et on a du mal à s’en départir, ou tout au moins à s’en affranchir pour explorer d’autres avenues. Ainsi, des productions comme celle de Robert Frank, qui pourtant datent déjà à ce moment de quelques années, n’ont pas encore fait totalement sentir que quelque chose de très particulier avait changé dans l’univers de la photographie. L’œuvre de Frank et surtout sa très grande originalité, aura été de montrer que l’entreprise photographique pouvait être toute entière fondée sur un procès de subjectivation au bout duquel il importait moins de rendre perceptible l’apparence des choses que la façon dont celles-ci faisaient sens. Le legs de Frank mettra beaucoup de temps à s’imposer et à faire la démonstration que le lieu de la photographie pouvait être un lieu d’investissement hautement personnel. D’ailleurs, cette « découverte » intervient précisément au moment où la photographie en tant que moyen d’information doit céder sa place à des véhicules autrement plus puissant et efficaces comme la télévision et le film. Les grands magazines à large diffusion, comme le magazine Life, disparaissent entraînant un important rétrécissement du marché de l’image photographique à caractère journalistique.
Cette situation va donc porter ombrage à ce genre, le documentaire, trop confortable et conforté dont on avait indistinctement vanté les mérites informationnels tout autant qu’esthétiques. Et cette situation créera un hiatus dans lequel apparaîtra précisément d’autres potentialités de l’image photographique. On peut donc penser que c’est dans ce contexte de désorganisation de la photographie que germera l’idée que celle-ci puise être une matière autant qu’un matériau.
Telle est du moins l’hypothèse que l’on peut à partir d’un certain nombre de faits provenant d’une conjoncture particulière où s’est trouvé la photographie et qui aurait conduit à voir en elle un ensemble d’attributs favorisant sa définition en tant qu’objet physique manipulable et transformable à volonté. Il apparaît clairement qu’ainsi redéfinie, la photographie a beaucoup à ce préoccuper de son effet de réel, de sa vraisemblance et de la question de la vérisimilitude. De là découleront de nouveaux usages, lesquels feront littéralement éclater les pratiques photographiques au cours des années 80. Exit la photographie, place au photographique! Et c’est sous ces nouveaux avatars que l’on retrouvera majoritairement la photographie dans les musées et autres lieux de diffusion de l’art. Voilà où, semble-t-il, nous en sommes et voilà où précisément se pointe le malaise que j’évoquais plus haut, c’est-à-dire cette place qui deviendrait de plus en plus étroite pour les pratiques de l’image photographique qui n’ont pas cédé aux poncifs de la manipulation et de la matérialité. Que les artistes visuels, comme nous l’avons déjà dit, intègrent, amalgament et transfigurent le photographique, ne constitue en soi un problème. Ce qui l’est bien davantage, c’est le fait que toute l’attention des instances de diffusion et de critique soit concentrée sur les propositions où l’hybridité devient la règle, la norme et la sanction. Le véritable problème serait que se crée ainsi une orthodoxie institutionnelle qui rend impossible le déploiement d’autres façons et manières de faire et de positionner la photographie. Voilà pourquoi, présentement, il y a dans le milieu de la photographie un malaise et des craintes.
Mais peut-être qu’un autre type de malaise existe-t-il aussi ailleurs par rapport à la photographie. En fait peut-être que ce qui fait problème dans la photographie c’est son excès même de réalisme. Peut-être y a-t-il encore quelque part une certaine gêne à considérer que des procédés de création faisant appel à des outils reposant sur le principe de la genèse automatique puissent être aussi valables que ceux qui ne font appel qu’à la main et ses habiletés particulières en matière de dessin, de peinture ou de sculpture.
Tout ceci n’a pas pour but de mettre en accusation, mais bien plutôt de faire état de questionnements et d’une certaine impatience à voir les analystes, critiques et autre théoriciens de l’art s’intéresser plus largement à ces autres avenues de la pratique photographique où le rapport au réel s’avère constituer un élément incontournable. S’y intéresser davantage, mais également y regarder de plus près, de beaucoup plus près, notamment en revenant sur les acquis de cette photographie marquée par la subjectivité. Revenir et revisiter Robert Frank. Considérer que la photographie puisse se définir en rapport avec une certaine textualité, d’une poétique et s’incarner au sein de parcours narratifs complexes. En ce sens, les stratégies de ces photographes de la subjectivité et de l’image directe, nous montrent d’évidence un niveau important de sophistication dans les manières de traiter l’image photographique. Il nous faut donc dépasser la conception d’une image photographique essentiellement défini en rapport de l’informatif et du communicationnel.
Je revendique en conséquence un statut et beaucoup de respect pour une « autre » photographie, celle qu’on a peut-être un trop rapidement écartée parce qu’elle n’est n’était pas au goût du jour. Il faut élargir les horizons, faire davantage de place à ces autres pratiques, reconnaître leurs spécificités, leurs différences et cela en ajustant nos outils et grilles d’analyse. Dans cette veine, on ferait bien de ne pas négliger les outils développés par la sémiologie et que Roland Bartthes a si bien su faire valoir dans ces études de l’image et de sa rhétorique. Nous disposons de remarquables études de l’école barthienne qui montre la complexité du dispositif photographique. Souhaitons seulement que ces outils ne servent pas, dans le contexte actuel, à exclure et à ostraciser la photographie d’elle-même et à ne considérer comme valables que les seules avenues où la matière photographique est un matériau inerte et obtus. Il y a plus et mieux à faire.