Portraits d’eux, le père et la mère, en personnages vieillissants. Portrait aussi du fils, l’artiste, mais ici on dira plutôt qu’il s’agit d’un autoportrait. Autour et comme pour appeler encore plus fort le temps, des vestiges du passé: d’autres photos et d’habiles facsimilés de cartes et de plans, de documents officiels divers, de dessins d’enfant, de lettres et d’écrits de toutes sortes. On apprendra peu-à-peu que ces autres éléments évoquent pour la plupart un autre lieu, un autre temps que celui des portraits. On saura que beaucoup de ceux-ci ont rapport à l’Ukraine du temps de la révolution des soviets ou plutôt de ce temps de la révolution où tout se mit à déraper dans la folie et l’horreur. Ce temps si justement mis en images par le réalisateur Nikita Mikhalkov dans son magistral film Soleil trompeur. Ce temps de la vindicte et de la dénonciation, cette ère maudite du faux et du simulacre, ce temps où un tyran dément fit mettre à mort des millions de personnes dans l’arbitraire le plus total et le plus absurde qui soit. Mais cela c’est la grande histoire et l’artiste ne nous y convie pas d’emblée ou du moins pas directement. Ce qu’il nous livre et nous raconte - d’une manière qui n’a rien de linéaire - a à voir avec ce que l’on appellerait plutôt la petite histoire: celle qui n’est pas écrite, celle que l’on se dit en famille, autour d’une table, par bribes et petits morceaux, tels des bouchées d’une nourriture rare et précieuse que l’on porte avec grand soin à sa bouche et qu’on y laisse fondre doucement, lentement. Bribes et morceaux, c’est bien les mots qu’il faut pour parler de ces incrustations de textes et d’images qui la plupart du temps - et n’eut été de quelques notes jetées ici et là sur le parcours de l’exposition - nous resteraient étrangères. Car, sur les facsimilés de documents jaunis par le temps, flottent des mots en langues étrangères et à la calligraphie souvent difficile. Du russe, de l’allemand, des écritures appliquées, studieuses, d’autres plus nerveuses et moins déchiffrables. On parcourt ces facsimilés de lettres et de documents et on se rend compte d’une réalité où des événements ont tissé la trame serrée d’une sorte de drame. On pressent le souci, la douleur, une grande inquiétude. L’artiste nous fait voyager au sein de quelque chose qui ressemble à une histoire aux mille facettes, sous la forme d’un long rébus. C’est qu’ici, l’artiste ne cherche pas à se faire explicite, précis ou définitif. D’ailleurs il avoue lui-même avoir avec tout cela un rapport chaotique et fragmentaire. Aveu qu’il se trouve devant une incapacité, plus encore une impossibilité à pouvoir réduire les choses à des quantités sages et mesurables et qu’on pourraient aligner à la queue-leu-leu pour former un manuel, une chronologie parfaite, un ordre factice. Cet aveu, c’est en fait le constat des limites de toute espèce d’entreprise de compréhension et d’explicitation de l’histoire, qu’elle fusse grande ou petite, ancienne ou récente . L’artiste nous propose de le suivre à travers une sorte de vaste collage qui fonctionnerait à la manière d’un labyrinthe ou, mieux encore, de cours d’eau aux multiples méandres. Nous y voilà engagé, nous y voilà tout entier pris et rendu captif du spectacle d’un paysage que nous ne connaissons pas, qui pour toujours nous restera étranger, mais qui pourtant ne cesse d’exercer sur nous une profonde fascination, médusé que nous sommes par le théâtre du temps.
Choses de maintenant, choses de jadis. Les couleurs qui changent et qui passent. Le désir de savoir, de voir et de toucher pour mieux s’approprier ce que le temps s’est chargé de rendre lointain et pratiquement inaccessible. Nous voilà à regarder par la fenêtre et à imaginer plus loin, ailleurs. Notre regard croise dans le ciel un voilier d’oiseaux migrateurs. Faire comme eux, partir, aller là-bas. Un jour, pour en savoir plus, c’est ce que fit l’artiste, laissant derrière lui les montagnes qu’il habitait alors pour gagner les rivages de la mer Baltique et les pays slaves. Il avait quelques adresses, de la pellicule photographique, un visa. Il est débarqué à Kiev et de là il a gagné les petites villes d’où un jour son père et sa mère sont partis pour venir habiter le Canada. Il a visité des lieux et des gens et, dans un allemand mâtiné de russe, on lui a fait voir et comprendre des choses qu’il n’avait jamais vues ni comprises. Au retour, il a longuement questionné, fait des enregistrements; à le voir ainsi occupé, on avait l’impression d’observer un archéologue au retour d’une campagne de fouilles où les découvertes avaient été particulièrement abondantes. Il fouillait les archives et les bibliothèques, aussi attentif aux hiéroglyphes cyrilliques qu’aux petits carnets de notes d’un jeune homme - son père - qui, quelque temps après la deuxième guerre mondiale, devait partir pour le Paraguay mais à qui on apprit au dernier moment qu’il partait en fait pour le Canada. Un jeune homme qui débarqua dans le port de Québec et qui bientôt prit un train pour aller encore plus loin à l’ouest vers les grandes prairies. Photo de lui, un instantané, sur le pont d’un navire, on se prend à imaginer les états d’âme de ce jeune homme à ce moment d’un grand bouleversement. Traverser la mer... Le souvenir comme aussi une traversée où d’immenses vagues viennent sans cesse secouer la membrure toujours frêle de l’existence. Un jour, nous écoutâmes une bande magnétique sur laquelle on entendait du piano. Un mauvais enregistrement, mais c’était sa grand-mère jouant Chopin. L’audition de cette bande avait quelque chose de profondément troublant malgré les distorsions sonores occasionnées par la mauvaise qualité de l’enregistrement. Nous prenions conscience d’écouter des sonorités venues d’outre-tombe et ça aussi, c’était comme de se perdre dans un méandre du temps. Il devait passer de longs mois, des années, à colliger des notes et des images, il rêvait d’en faire un livre. Souvent nous discutions de cela, du travail, du livre à venir, de l’histoire, du sens des choses et du voile qui n’en finissait pas de demeurer sur tout ces morceaux épars. Souvent il n’y avait d’autres constats possibles que d’admettre la présence de ce voile et d’en faire une chose à apprivoiser et à reconnaître, et cela pour plus tard être à même d’en faire une donnée incontournable de la quête de sens qu’il avait entrepris.
Dans les premières versions du travail, l’artiste faisait figure de narrateur absent, orchestrant les éléments et les mettant à distance avec une sorte de rigueur et de souci qui n’était pas sans rappeler ceux déployés par l’analyse scientifique. Plus récemment cette mise à distance volontaire a été délaissée au profit d’une attitude radicalement différente. L’artiste décida de ne plus être comme le témoin distant de toute cette histoire. Il voulut faire ainsi parce qu’il savait que cette histoire était aussi la sienne. Il sut alors qu’il devait véritablement prendre place dans son oeuvre. De narrateur absent, il est devenu un énonciateur présent et actif. D’où ces autoportraits qui prennent place maintenant dans le travail, d’où aussi - et cela a quelque chose d’emblématique par rapport à ce que l’ensemble est devenu au fil du temps - ces éléments sauvegardés de l’enfance: ces pages d’un abécédaire, cette lettre à Oma, la grand-mère restée là-bas, et d’autres pièces du même genre puisées dans les archives personnelles. C’est que dans tout ça, il s’est fait pour l’artiste, à n’en pas douter, la conviction profonde qu’en traitant de l’histoire des autres et à plus forte raison lorsque l’on traite de l’histoire de ceux qui nous sont proches, on ne peut faire autrement que d’être confronté à sa propre histoire. Histoire de l’autre, mais en même temps donc histoire de soi, mouvements vers les origines. Retour vers l’enfance, ce temps de la fascination pour des choses - lieux et êtres - dont la seule connaissance nous vient du fait qu’elles nous ont été racontées tant de fois. L’enfance ne s’encombre pas des catégories du temps et le temps d’avant, de bien avant soi, ne semble jamais être très loin. Longues heures passées à explorer les images de l’album de famille, longues heures à hanter ces images pour y retrouver une sorte de “je” collectif atemporel et sans profondeur spatial ou plutôt pour y trouver un “je”qui aurait toutes les profondeurs et toutes les épaisseurs du temps et de l’espace. Ici encore on ne peut que reprendre l’image du cours d’eau et celle de la navigation, car nous voilà embarqués pour une autre traversée, celle-là à travers les divers visages du soi et de l’autre, et surtout peut-être une traversée au travers des divers ordres et domaines du temps. Moments de vertige et de vacillement: voilà que vient se matérialiser une fois de plus le paradoxe rimbaldien du je-est-un-autre. L’abécédaire, celui qu’a choisi de nous montrer avec tant de justesse l’artiste, fait apparaître ici cette immense brèche dans l’ordre supposé des choses. Ici, les mondes de l’enfance se fissurent et laissent voir une sorte d’immanence de l’affrontement entre le voir et le savoir. En montrant à lire à l’enfant, on lui apprend à reconnaître et à identifier autrement les choses. Les modes de représentation vont soudainement changer et de l’image qui semblait tout contenir, on passera au monde plus abstrait du texte et de l’écrit: une gnose nouvelle se dessine, puisant son mystère au tréfonds de signes et calligraphies étranges. L’enfance, c’est ce moment terrible où il faudra ainsi se rendre compte que le monde et les choses ne forment pas une totalité mais bien plutôt un immense et impénétrable chaos. L’enfance ce sont ces galeries de personnages, hier encore presque palpables, qu’il faudra dorénavant reconnaître comme une véritable collection de fantômes.
Le regard glisse des portraits aux facsimilés. Sans cesse il nous faut aller des uns aux autres et le travail de l’artiste - et on devrait dire sa profonde originalité - tient à la création de ce mouvement de va et vient entre les choses. La tentation est grande ici de dire que le regard, par le biais de ce dispositif, est littéralement mis en circuit fermé. Mais peut-être serait-il plus juste de dire que le regard est en fait entraîné dans ce qui serait plutôt comme un vaste mouvement de spirale. Mouvement où par conséquent nous sommes non seulement des spectateurs mais également des acteurs, car si nous regardons les éléments qui nous proposés - portraits et fascimilés - force est d’admettre que nous sommes également regardés. C’est que les personnages des portraits, sauf à de rares exceptions, ont toujours le regard dirigé vers le spectateur. Droit dans les yeux, ce regard des personnages nous happe et nous entraîne dans ce qui serait comme une sorte de boucle spatiale et temporelle sans fin. D’eux à nous et de nous à eux, s’installe peu à peu cette circularité des choses. Le regard des personnages, la plupart du temps empreint de gravité, en nous rejoignant semble bifurquer vers l’univers que recouvre les fascimilés et nous en rapprocher très perceptiblement. À ce moment, c’est comme si le regard se changeait en parole et que s’établissait ainsi comme une sorte de dialogue. Nous regardons, et en même temps nous nous trouvons en position d’audition, et l’histoire dont nous étions les témoins muets fait alors retour pour nous atteindre autrement, et surtout, nous atteindre plus intimement. Des regards comme des murmures... De portrait en portrait, ces murmures se répètent, nous racontant par bribes et petits morceaux les choses qui ont existé mais qui ne sont plus. L’ombre des morts, le soupir des vivants. Une histoire qui bien qu’elle ne soit pas la nôtre, vient nous parler doucement et on pourrait presque dire tendrement. Au-delà du temps, des temps, reste le sentiment confus de l’existence, sentiment nimbé de trouble et de doute, sentiment fabriqué dans le tissus fragile de la mémoire, celle venue d’ailleurs et des autres, celle que l’on se fait peu à peu et inlassablement. La mémoire aussi comme acte d’identité, proche et lointaine, main tendue vers l’autre, support de l’être, porte ouverte sur les jours passés, seuil des jours à venir.
Le travail de l’artiste est un travail qui toujours se fait dans l’incertain, l’imprécis. C’est un travail qui puise sa force dans la lumière vacillante d’un clair-obscur, d’une volonté de garder cette lumière et de la protéger des vents mauvais. Travail dans la frange des choses, dans le magma des sentiments. Travail d’espoir et de désir, espoir de voir les choses différemment, désir de connaissance et de reconnaissance. De cela, Ernie Kroeger nous en donne un bel exemple. Suivre le cours d’eau aux mille méandres, s’y perdre corps et âme, pour un temps, pour tout le temps. Une histoire, longue comme le monde, courte comme la vie. Il y avait sur la mer un paquebot en partance pour d’autres terres. Il y avait un jour d’autres possibles, la vie autrement. Il reste le mouvement de la mer, il reste la mémoire de ce mouvement, l’écho des pas sur la terre d’ici. Il reste, et c’est sans doute cela l’essentiel, une autre circonvolution sur cette vaste et toujours incomplète spirale qu’est le temps, la vie. Portraits d’eux, le père et la mère, en personnages vieillissants. Portrait aussi du fils, l’artiste...
Richard Baillargeon
Québec, mars 1996