L’après, un autre temps, 1996

Les choses autrement. Glissements de sens et perte des repères. Tel serait le temps en train de se faire et l’état présent au sein de la fabuleuse république des images. Un temps où les choses ne sont plus les mêmes, un temps de changement et de transformation et cela au terme d’un long et sinueux parcours où les paysages de l’image ont gagné en complexité pour ne pas dire en opacité. C’est que d’autres réalités, d’autres paradigmes traversent et parsèment dorénavant ces paysages. L’après, mais peut-être faut-il dire aussi une sorte de nouvelle croisée des chemins. Entendant par là qu’il nous faut maintenant quitter certaines routes pour en emprunter d’autres afin de mieux comprendre ce qui se passe présentement dans le monde des images. Les avenues d’hier sont devenus les culs-de-sac d’aujourd’hui. Des routes ont déjà été abandonnées, désertées, d’autres encore le seront. Il n’y a, d’évidence, plus de voie royale pour appréhender les images et leur nature exacte. À preuve, le sort fait à la photographie: hier incontournable et assimilant tous les aspects inhérents au concept même d’image, aujourd’hui n’incarnant plus qu’un segment de celle-ci. Au sein des paysages de l’image, les avancés se font plus loin et plus pénétrants et tout semble indiquer que nous débouchons aujourd’hui sur des perspectives beaucoup plus vastes que celles qui furent le lot de la seule photographie.

Grand oiseau planant au-dessus des collines et des lacs, des montagnes et des mers. Immense oiseau emporté par les courants invisibles du vent et de l’air. Gigantesque oiseau dont le vol le fait aller par-delà les cités et les villes, les champs et les forêts. Le périple de cet oiseau du vent et de l’air comme une vaste trajectoire que nul ne peut véritablement ni suivre, ni saisir. L’oiseau se plaît aux brusques ascensions et aux vives descentes, il est avide de remontées hardies qui l’amèneront très haut dans les cieux. Si haut qu’on le perdra presque de vue, l’oiseau majestueux devenant un petit point noir s’abîmant dans l’azur,  si près des nuages qu’à tout moment on s’attend à ce qu’il y disparaisse. Pourtant il n’en sera rien, car le voilà bientôt qui redescend, si vite que l’on craint qu’il vienne s’écraser au sol. Mais au dernier moment, l’oiseau redéploie ses ailes, rétablit son vol et repart dans l’azur.

Dans une entrevue récente   Jean-Luc Godard, l’enfant terrible du cinéma de la nouvelle vague française, affirmait que si le dix-neuvième siècle avait fait naître la photographie, la seconde moitié de notre siècle l’avait engloutie. Pour appuyer ses dires, le cinéaste faisait valoir que les images - photographiques, télévisuelles ou autres - n’avaient plus maintenant la capacité qu’elles avaient déjà eue dans le passé de s’incruster dans l’esprit et d’y demeurer pour émouvoir et faire réfléchir. Constat en quelque sorte que la photographie en soi est dorénavant une chose vide, morte, finie et que les images photographiques ne seraient, au mieux, qu’une longue série d’artefacts dont la garde revient aux musées et aux autres lieux dont la raison d’être est de faire état du passé. Constat qu’on en est bien au-delà d’une autre crise au sujet de la crédibilité de la photographie ou d’une énième mise en cause de sa prétendue véracité et de sa non moins circonspecte objectivité. La photographie serait d’ores et déjà un phénomène évoquant le déclin et partant une chose ayant largement dépassé le stade de la simple remise en question. Il ne faut pas être un devin pour constater que le pouvoir dont elle s’était enorgueillie par le passé l’a depuis longtemps déserté. Exit et fin des vertus jadis reconnues et cultivées, exit et fin, une coupure totale, de ce lien pervers qui la maintenait dans une sorte d’état de dépendance par rapport au réel et qui s’illustrait on ne peut mieux dans cette connexion suspecte au principe de la sacro-sainte vérisimilitude. Mort par coutumace, mort par excès, mort par abjection totale. En cette décennie déjà bien avancée des années quatre-vingt-dix, force est de constater que plus rien ne semble bouger à la périphérie des photographies. Elles ont le même statut que celui des autres objets d’une société qui s’est retranché dans le spectacle   et le fait divers : de pures commodités, d’insignifiantes banalités. Plus rien n’agite les photographies, depuis longtemps leur manichéisme a fait long feu. L’effet de réel, cet excès de sens issu du pouvoir de représentation de l’image photographique, aura été en dernière analyse ce qui aura eu raison du mythe de la photographie. Il faut bien le dire et y insister, la photographie ce n’est finalement et minimalement qu’un complexe technologique définitivement d’un autre âge.

L’oiseau est disparu là-bas du côté de l’horizon. L’oiseau est parti vers d’autres terres, d’autres lieux, d’autres cieux aussi. À tire d’ailes, il est allé on ne sait où vers des contrées inconnues. Nul ne sait, nul ne saura jamais vraiment. On imagine que l’oiseau est quelque part très loin planant dans les hauteurs et glissant sous le vent. Peut-être est-il allé jusqu’à la mer et que de ses puissantes ailes et tel un albatros a-t-il tenté de franchir celle-ci pour aboutir enfin sur quelqu’île isolée et perdue. Mais personne ne sait, personne ne saura. On dit cependant que l’oiseau reviendra, car certains récits affirment qu’il revient toujours. Ces récits disent aussi que lorsqu’il revient, lorsqu’on le revoit, il est semblable à ce qu’il était mais jamais tout à fait le même. D’autres reflets, d’autres couleurs parent son plumage et l’envergure de ses ailes semble avoir grandi. L’oiseau s’est transformé et son apparence n’est plus alors tout à fait la même. Plusieurs d’entre nous croient ces récits. Certains vont même jusqu’à se poster sur les falaises qui dominent la mer et à tour de rôle ils font  le guet attendant patiemment, inlassablement le retour de l’oiseau.

La photographie serait donc disparue quelque part en cette fin de siècle. Overdose? Meurtre prémédité? Bête accident? On ne saura pas, du moins pas tout de suite, de toute façon cela n’a pas pour l’instant tant d’importance. Ce qui compte, c’est plutôt de constater les effets de cette mort et plus encore de mesurer l’ampleur de la place laissée libre par cette perte. Ce qui doit se passer maintenant, dans l’après de la mort, c’est de constater qu’en fait on aura gagné quelque chose d’important à ce jeu et que, de façon paradoxale,  par cet mort se trouve renouvelée et accrue notre intérêt pour la question de l’image. Tout semble fonctionner maintenant comme s’était consommée une très nette coupure entre l’image en tant qu’objet et l’image en tant que principe constituant et substrat au-delà de toute espèce de matérialité particulière. L’image serait alors une essence singulière qui a à voir bien plus avec la pensée et les processus d’intellection qu’avec le domaine des contingences matérielles et visuelles primaires. Il y aurait ici une sorte d’immense décollage, une formidable fuite en avant du sens, un fulgurant départ vers quelque chose de forcément plus grand et plus complexe, plus riche aussi. C’est pourquoi, il nous faut vite reconnaître, au-delà de toute espèce de creuse et béate nostalgie, que cette mort pourtant annoncée ne nous laisse pas dans un état de pur chaos et totale anarchie. Peut-être y a-t-il eu perte, mais cette perte, si tant est qu’il y en ait eu une, n’est en fin de compte qu’illusion. Ce qui reste est plus grand et plus important que cela et nous entraîne dans des avenues forcément plus larges et plus importantes de la connaissance et du savoir. La photographie aura peut-être au bout du compte représenté un premier état, une première incarnation de l’image. Aujourd’hui, il en existe d’autres, plusieurs autres et demain d’autres encore viendront. Ailleurs, dans un autre texte  , j’évoquais cette idée d’une nouvelle conscience de l’image pour décrire ce qu’il m’apparaît être aujourd’hui cet après de la photographie. À de nombreux égards, et c’est là un autre de ses paradoxes, cette nouvelle conscience de l’image ne serait nulle part ailleurs mieux comprise et mieux articulée que dans la production et le travail d’artistes de maintenant qui, précisément, hantent et arpentent les moindres replis de la chose photographique, une chose qui n’a plus rien de ce qu’elle était auparavant mais qui n’en continue pas moins de servir de support à des investigations qui ne cesse de la faire aller plus loin que ce qu’elle était apparue être en premier lieu. L’image, la photographie, processus et procès de la dérive, celle du sens autant que celle de l’essence, l’art de maintenant s’y déploie magistralement.


L’oiseau invente ses passages, il est le maître d’une  cartographie que nul ne peut connaître d’avance, une cartographie de l’impossible, une cartographie du vent et de l’air. Traçant des trajectoires formidables, l’oiseau nous laisse en fait comme un long récit inachevé.



Stéphane Ballard
Dans Soleils mouvants, Stéphane Ballard utilise des stratégies de construction - et de déconstruction - mises au point lors de travaux antérieurs. L’oeuvre se présente comme un immense collage fait d’un très grand nombre de fragments photographiques assemblés de manière à recomposer une image. On notera que jusqu’à ce jour, le travail de S. Ballard se fait en intérieur et plus précisément sous l’objectif d’un appareil de prise de vues destiné aux travaux d’art graphique. Là, il y met en scène des tableaux, fait d’éléments de la nature: des bouts et des morceaux de ceci et de cela, des collection hétéroclites d’objets qui ont à voir avec ce que l’on pourrait appeler les restes. Le travail, en partie trompe l’oeil en partie pure construction, nous renvoie d’emblée aux processus constitutifs de l’image. Morcellement, fractionnement, éclatement mais aussi patient réassemblage et soin maniaque, nous font aller d’un sentiment d’unicité à un sentiment de perte et de profonde distanciation. Le travail de S. Ballard n’organise les choses que pour, dirait-on, les rendre plus aléatoires et fragiles. L’oeuvre présentée montre en parallèle et comme pour exemplifier la distance et les retournements du sens, une photographie plus petite et faite d’un seul élément. On y voit mais cette fois mise en mouvement l’image constitutive du grand assemblage: un soleil-tournesol en mouvement rapide et en trace évanescente. S. Ballard parle de collision entre métaphore et matière, de genèse et d’origine, ce qu’il propose est à n’en pas douter une sorte de cosmologie secrète par où semble transiter l’ombre de ce que l’on pourrait appeler un fol espoir.


Francine Desmeules
Francine Desmeules propose trois images, trois paysages, mais on pourrait dire aussi trois états d’incarnation de la matière photographique. L’artiste parle, en rapport avec le travail incorporé à cette exposition, d’une volonté de témoigner de conditions extrêmes de la photographie: sous et surexpositions, images floues, images grises, etc. Le travail a certes à voir avec l’idée de limite et comme tel peut être interprété comme un propos sur l’idée de marge et de frange. Le travail aurait également à voir avec ce que l’on pourrait appeler une sorte de minimalisme visuel en voulant amener le regardeur à poser dès le départ la question de la présence-absence : l’image comme un état de précarité constante où règne l’idée de perte et de dissolution. On sait que la question de l’absence, manière de raccourci sur l’essence des processus constitutifs de la photographie selon certains exégètes, a été à l’avant-plan des recherches sur la photographie au cours surtout des années quatre-vingt. Les oeuvres de F. Desmeules, bien que participants à ce mouvement, s’en écartent néanmoins de diverses manières et cela surtout en faisant glisser l’attention vers de toutes autres choses. En ce sens, les oeuvres ne sont pas un propos sur la question du sujet mais bien plutôt une mise en rapport du statut de l’image et de celui du regard. La question du sujet-référent n’est donc posée que de manière tangentielle. Il ne s’agit pas tant de vouloir établir une connexion physique avec le monde extérieur que de tenter, un peu sur le modèle zen, de faire retour sur l’idée de l’intérieur, l’idée aussi du moment, du temps mais d’un temps duquel serait exclus toute velléité d’instantanéité.


Martin Villeneuve
Nathale, l’oeuvre de Martin Villeneuve dont on peut voir dans l’exposition de larges extraits, se présente comme une sorte de poème visuel où images et textes se combinent et se conjuguent diversement. On notera cependant que l’oeuvre ne fonctionne pas sur le mode de la séquence, du moins pas dans l’acceptation usuelle que l’on donne habituellement à ce terme. Le processus narratif mis en place par l’artiste fait appel plutôt au mode alterné et croisé de la lecture-contemplation : d’une part, les images, de l’autre les textes. M. Villeneuve en parlant de son travail insiste sur l’idée de l’évocation : l’oeuvre se veut ouvrir, comme il le dit lui-même, à un territoire lointain empreint de ce qu’il nomme un “romantisme surréel”. L’oeuvre a également une sorte de caractère épique qui n’est pas sans rappeler les grandes fresques médiévales telles que réinterprétés par les romantiques allemands et d’où l’allusion au mythe se faisait importante que le rapport à l’existence humaine. Mais, dans l’oeuvre de M. Villeneuve, l’image ne fait que continuellement glisser entre un ici et un ailleurs, entre le possible et l’imaginaire. L’oeuvre joue à plein le registre de la fiction et l’image s’y prête d’emblée par son caractère ouvert où rien n’est donné pour ce qui est vraiment. Pourtant, la mise en scène n’est jamais conviée au premier chef. Elle se joue dans l’après, dans la virtualité et dans la combinatoire des divers éléments de l’oeuvre. Le texte joue et prolonge l’ambiguïté de ce que l’on voit. Il y est question de choses graves mais rien ne nous est explicitement dit sur ces choses. Un drame peut-être, en tout cas quelque chose de solennel et de privé qui nous interpelle mais qui jamais ne nous prend à témoin.


Anne Immelé
19 petites images composent le récit visuel que propose Anne Immelé. 19 images disposées en une seule ligne et regroupés en petits blocs au nombre variable d’éléments. Le quotidien s’y déploie au travers de portraits de personnages et de petits paysages qui ne semblent être là que pour indiquer le temps qui passe et, comme le dit l’artiste, la pesanteur des choses. Comme une série de regards sur le monde, comme un récit sans toile de fond, sans trame particulière. Présence mais aussi absence, le territoire du soi et du for intérieur, des relents d’âme et de sens. De petites images presque trop petites, des images qui semblent mimer des regards déportés au delà de la surface des choses. Le travail de A. Immelé est un travail où la photographie s’inspire du registre autobiographique et où le traitement de l’image se veut évoquer les vacillements de l’être et de la subjectivité. Il s’agit donc ici d’un travail de l’image qui cherche à faire retour, à mettre en scène l’artiste elle-même par l’inclusion d’éléments puisé à même le quotidien. À la fois proches et lointaines, distantes et empathiques, les images d’Anne Immélé viennent nous rappeler l’état des choses et les lieux mêmes de l’existence en état de passage et de parcours. Et le dispositif pour la mise en branle de ce récit intimiste, est celui de la séquence, une séquence qui est menée comme un jeu de propositions plus ou moins longues ponctués de pauses, d’arrêt. Cela fait penser au cinéma, et à certains dispositifs filmiques expérimentaux. Narration secrète, presqu’abstraite, la photographie et le cinéma sont proches parents. Le travail d’A. Immelé nous le rappelle avec éloquence.


Emmanuelle Léonard
Dans un dispositif qui emprunte au mode de l’installation, Emmanuelle Léonard propose une oeuvre qui oscille entre le récit et la recherche purement picturale. Le travail s’articule d’abord autour d’une sorte de détournement photographique: de grandes photographies dont la mise au point n’est pas nette. De grandes images floues où l’on reconnaît de vulgaires amas de fils électriques, des gros plans d’objets anodins, insipides, sans histoire. Des objets qui en soi sont d’une déroutante banalité et qui renvoie au registre du connu et des codes qui y sont associés. Et puis, associés à ces images un texte qui fonctionne à la manière d’une notice médicale décrivant une blessure ayant entraînée la mort présumée d’une personne. Une blessure accidentelle mais néanmoins mortelle. Un récit sans récit qui se clos sur lui-même et qui laisse le spectateur en état de spéculation. On hésite entre le constat dénué de tout espèce de sentiment et le rappel hautement subjectif d’une mémoire douloureuse. Entre l’état imprécis des images et le caractère clinique du texte, se met en branle une curieuse dialectique du voir et du ressentir. On hésite, car il y a là des stratégies conflictuelles qui tendent à donner à l’ensemble un statut ambigu. Image et texte ne sont pas en état de réciprocité. Et si à un moment donné, on se trouve tenté de voir dans le manque de netteté, l’écho d’une sorte de subjectivité, très rapidement le texte nous ramène à une toute autre réalité. Corps électriques, l’oeuvre en forme de rébus de E. Léonard joue en fait sur une profonde ambivalence par rapport à la nature de l’image et articule à partir de cette ambivalence un état de tension permanent. L’oeuvre alors déborde, nous déborde.


Québec, septembre 1996

  • Stephan Ballard, Soleils mouvants, 1996, photographies noir et blanc, tirages argentiques, 100 x 100 cm et 40 cm x 40 cm.

    Stephan Ballard, Soleils mouvants, 1996, photographies noir et blanc, tirages argentiques, 100 x 100 cm et 40 cm x 40 cm.