Croisements et bifurcations: à propos des images numériques, 1993

L'image est un acte et non une chose.
L'image est conscience de quelque chose.

Jean-Paul Sartre


On le sait et cela n'est pas nouveau, l'ordinateur s'est infiltré dans à peu près toutes les sphères de l'activité humaine, imposant un ordre et une logique dont il est encore difficile de mesurer la portée réelle. Et, qu’il n'en déplaise aux politiciens, diplomates et autres technocrates de la chose politique, il est fort possible que le "nouvel ordre mondial" dont ils ne cessent de nous vanter les mérites, soit déjà là sous la forme de circuits imprimés, d'écrans cathodiques et de mémoires à bulles. Quoiqu'il en soit, le numérique et les capacités phénoménales de traitement qu'il permet en termes d'opérations et de manipulations, a rejoint récemment le monde des images et ce de façon on ne peut plus éclatante. Les Terminator et autres créatures issus du travail des ordinateurs sont l’exemple du succès pour le moins fracassant des images de synthèse. Après les textes, c'est donc maintenant au tour des images de devenir la pâture des ordinateurs et l'essor spectaculaire de la micro-informatique permet d'envisager maintenant une plus large accessibilité à des outils qui, hier encore, étaient réservés aux seuls informaticiens. Le traitement d'images par ordinateur a maintenant gagné des secteurs comme l'art et la photographie, entraînant des modifications importantes dans nos façons de faire, de concevoir et de définir les images. Un nouveau chapitre de l'histoire, déjà fort mouvementée, des relations entre l'art, la technologie et les images s'est ouvert.


Pixels: de l'image autrement

De petits carrés de couleur serrés les uns contre les autres, disposés, dirait-on, de façon très sage en rangées et en colonnes. Il y en a des milliers, des dizaines de milliers, davantage même, pour former une image. Parfois on peut voir ces petits carrés à l'oeil nu, d'autres fois il faut utiliser une loupe ou un compte-fil. Bientôt, et c'est actuellement là où convergent les développements technologiques, la loupe ne sera plus suffisante pour les voir. Pour l'instant, le fait de les voir ne dépend essentiellement que du degré de précision recherché et des moyens informatiques dont on dispose. On appelle ces petits carrés, des pixels. En simplifiant grandement, ceux-ci sont l'équivalent de ce que l'on nomme en photographie le grain. Les pixels forment l'ossature de l’image numérique. Et même si on cherche à les rendre de moins en moins perceptibles, ils sont, ces pixels, de plus en plus, si on peut dire, visibles. En disant cela, je ne cherche pas à faire un jeu de mots facile. En fait, je veux dire que dans le monde de l'image et en particulier dans le domaine artistique, le recours à la technologie du numérique se fera de plus en plus fréquent à mesure que les outils pour ce type de technologie seront mieux connus et surtout davantage compris. N’en doutons plus, qu'on le veuille ou non, les pixels font dorénavant partie intégrante du paysage des images. Alors qu'on ne cesse de les croiser sur les pages de nos imprimés, livres et magazines, journaux et affiches, les pixels trouvent tranquillement, mais régulièrement, leur chemin sur les cimaises des galeries d'art et des musées. Les pixels, cela est un fait maintenant incontournable, nous arrivent de partout. Choses ubiquitaires en constante migration, les petits carrés se posent là où ils peuvent et comme ils le peuvent, avec ou sans élégance, c'est selon. Les pixels vont et viennent, ils sont, c'est acquis une chose fluide et mobile.


Petits carrés: la venue

Mais voyons un peu comment on fait pour traiter numériquement des images. La première étape consiste à saisir l'image, c'est-à-dire à traduire celle-ci en données numériques. Pour ce faire, on dispose de plusieurs moyens : on peut se servir d'un appareil-photo numérique, d'un numériseur, d'un lecteur de disques laser sur lequel ont été transférées des images, d'un caméscope, les possibilités sont grandes. Présentement, le numériseur est sans doute le moyen le plus souvent utilisé pour la saisie des images. Cette machine transforme par balayage optique les images en données numériques pour les traduire par la suite visuellement en petits carrés, c'est-à-dire en pixels. Dans le numériseur, on mettra ce que l'on veut ou à peu près : des images qui existent déjà, les nôtres ou celles des autres, en négatif ou en positif, sur papier ou sur d'autres types de supports, cela peut varier à l'infini presque. Le numériseur traduit et encode les informations photoniques, en fait, il organise en petits carrés une structure faite autrement de points, de grains, de lignes, de tâches, de couleurs. Cette traduction de l'image en pixels se fait selon un découpage minutieux qui n'a rien d'aléatoire. Chaque pixel sera ultimement la transcription fidèle mais médiatisée d'une partie, si petite soit telle, de l'image originale. Le découpage se fait selon une grille prédéterminée par une stricte et rigide orthogonalité, d'où la forme carrée des pixels. À l'imperfection du grain des émulsions photographiques succède donc un système nettement plus constant et partant potentiellement davantage prévisible. En y regardant de plus près et en considérant les principes en jeu dans ces processus transformatifs opérés par la capture numérique, les petits carrés ne sont, en fin de compte, qu'un autre maillon dans la longue chaîne de production des images, achevant sur l'écran cathodique un effort de réduction et de compression commencé bien avant. Lorsque naissent les petits carrés et qu'en s'emboîtant les uns aux autres ils forment de vastes architectures iconiques, une sorte de boucle ontologique se trouve accomplie pour nous fait replonger au coeur du dispositif originel de la mise en image. En effet, l'image-pixel est une chose qui ne fait que redire le long et sinueux procès de production par lequel se trouve réalisées les conditions d'existence des images. Il est à souhaiter que l'on n'oublie pas, même devant la grande perfection des systèmes d'encodage numérique, ce caractère essentiellement fragmentaire à la base de toute entreprise de production d'images par outils interposé.


Le magma pixellien

Matière brute et informe au sortir du numériseur, l'image-pixel, par une espèce de troublante ironie, est alors comme il en est de l'image argentique juste après la prise de vue alors qu'elle se tient encore cachée dans l’émulsion photographique : une chose essentiellement latente, exigeant pour se matérialiser un puissant agent révélateur. Pour la technologie de saisie numérique cet agent révélateur sera, on l'aura compris, un ensemble de commandes actionnant des procédures diverses permettant le traitement des images. En langage informatique, cet ensemble s'appelle un logiciel. C'est alors seulement que l'on peut vraiment dire que la masse de données numériques devient une image et que les pixels commencent à briller dans le noir des écrans cathodiques. Les petits carrés se mettent alors à véritablement exister et c'est alors précisément qu'il devient possible de les manipuler, de les transformer. Le logiciel veille, la main, elle, via la souris et le clavier, actionne les commandes. Grâce à ces commandes, on a l'impression de pénétrer la profondeur du magma pixellien et d'en toucher la quintessence. Mais les outils pour ce faire sont, pour la plupart, désespérément dénués de toute espèce de mystère. Sur l'écran des ciseaux, un pot de colle, une gomme à effacer, des pinceaux, pour façonner les pixels et les faire - en apparence - se plier à la volonté de l'opérateur. Sachant ce parti pris pour un opérateur omniprésent et omnipotent, on ne se surprendra peut-être pas de retrouver dans la boîte d'outil une baguette magique, symbole s'il en est, de la puissance et du pouvoir de commander aux êtres et aux choses! L'outil n'a, bien sûr, rien de magique,  son usage étant d’opérer des sélections de pixels. Car si le logiciel permet d'intervenir comme tel sur une image, il permet aussi de venir combiner ensemble plusieurs images ou parties de celles-ci. Les collages et montages pourront dorénavant donner l'illusion presque parfaite de la continuité physique entre des éléments, que l'on sait par ailleurs provenir de diverses et différentes sources. Ce qui est intéressant de noter ici, c'est que le traitement d'image dans sa fonction illusioniste renvoie aux mêmes mythes que ceux qui, en d'autre temps, ont permis l'invention des divers systèmes de production d'images à genèse automatique comme la photographie, le cinéma, l'holographie et la vidéo.


La grille: la mise au carreau

Il y a quelques années, l'artiste canadien Robert Adrian proposait une oeuvre intitulée L'oeil de Picasso. Cette oeuvre se donnait à voir comme un agrandissement de très format d'un détail provenant d'une photographie originale de David Douglas Duncan. L'oeuvre était constituée d'une mosaïque de petits carrés, qui, vu d'une certaine distance, ressemblaient à s'y méprendre à un ensemble de pixels démesurés, chacun étant fait d'un carré de couleur de bonne taille. Adrian proposait en quelque sorte par cette oeuvre une sorte de trompe-l'oeil simulant une image numérique. Dans cette oeuvre, il y a cependant autre chose qui retient l'attention. Tous ces carrés de même taille, de même que l'aspect monumental de l'oeuvre ne sont pas sans rappeler le dispositif de la mise au carreau, une technique employée par les peintres pour permettre de reproduire à grande échelle une représentation dont les dimensions sont autrement relativement petites. Cette technique permet, tout en changeant d'échelle, de conserver lors de l'agrandissement, les proportions de l'original et d'en préserver le maximum de détails. La mise au carreau est, par conséquent, une grille qui permet de découper avec précision en faisant appel à un jeu de rapport opérant à partir d'un ensemble de carrés qui sont par la suite reporté un par un sur une plus grande grille en vue d'une reproduction qu'on souhaite la plus parfaite possible. Cette technique a le même âge - ou peu s'en faut - que la peinture occidentale. Elle a permis, pendant longtemps, aux oeuvres picturales de se faire monumentales et d'entretenir au sein du monde de l'art un certain culte pour le gigantisme. En fait, cette technique, pour insignifiante qu'elle soit en apparence, n'en renvoie pas moins à certains aspects de la problématique de la représentation. Les pixels et de manière plus général l'ensemble du système de traitement numérique des images, nous replonge au sein de cette problématique. Derrière les petits carrés numériques, il est tentant de voir le procédé de la mise au carreau, et d'établir entre les deux un certain parallélisme d'intentions. Derrière la grille numérique, il y a donc comme un effet de métonymie par rapport à d'autres systèmes de reproduction et de génération d'images; une métonymie complexe cependant puisqu'à quelque part elle est aussi un palimpseste: on répète les mêmes gestes, les mêmes formes, on ne fait que réécrire sur les mêmes supports, dirait-on, les mêmes histoires encore et toujours. Reste l'oeil de Picasso, un oeil dont le regard n'est pas sans rappeler celui que l'on prêtait à Dieu sur les images saintes d'autrefois, un regard qui semble vouloir nous traverser de part en part pour parvenir aux tréfonds de l'âme. Un regard, peut-être, est-ce finalement la seule chose qui reste. Les images quelles qu'elles soient ne vaudraient que pour cela. Se souvenir que les images ne sont que des choses passagères, ne faisant, la plupart du temps, que montrer des apparences; c'est toujours au-delà d'elles qu'il nous faut constamment regarder. Passer la grille, aller plus loin.


Les choses croisées

À l'écran, parmi les outils, je choisis celui qui me permettra maintenant d'avancer plus loin dans l'image, de mettre à jour sa trame, d'aller vers ses derniers retranchements. Faire grandir et grandir encore les pixels. Il suffit de le demander à la machine et elle fera venir sur l'écran des pixels de plus en plus grands. Sur l'écran ce n'est plus une image, mais plutôt des amas de pixels au sein desquels je peux me déplacer, naviguer à ce qu'il me semble à volonté. Tantôt on dirait des archipels vus de la cabine d'un avion en vol, d'autres fois, on dirait des constellations qui apparaîtraient en négatifs dans ce que l'on pourrait imaginer comme une sorte d'hyperespace. On veut s'approcher encore et encore, découvrir ce que recellent ces paysages abstraits. Mais rien n'y fait , on a beau s'approcher et s'approcher encore, les pixels restent résolument ce qu'ils sont, des masses compactes et sombres. Rien à leur surface. L'image des îles enchantées s'efface. Seulement ces masses compactes et très régulièrement ordonnées. Entre les pixels, ce n'est plus maintenant l'espace d'un parcours qu'il y a. Non. Ce que je vois sur l'écran fait maintenant davantage penser à grille de mots croisés: des carrés blancs, des carrés noirs, de l'espace pour des mots à compléter. Rien d'autre à faire alors que de remplir les cases blanches avec des lettres qui formeront des mots, des mots qui n'ont pas de lien entre eux. Juste s'adonner à l'entreprise têtue qui consiste à combler des vides et de ressentir de la satisfaction pour cela. En finir avec le vide, seulement cela. On ne demande pas aux mots croisés de faire du sens, ils ne sont qu'un jeu. On semble parfois faire de même avec les pixels : il n'y aurait que le jeu et cette quête du temps, à gagner ou à perdre, c'est selon. Ici, pas de sens, enfin pas spécialement, l'important serait ailleurs : dans la configuration externe, dans le contour des choses, dans l'excitation rétinienne. Parfois, souvent en fait, on a l'impression que c'est comme ça seulement que l'on manipule les pixels : comme des exercices de haute voltige, comme un jeu aux confins du vide. Le vertige qui vient: les pixels se prêtent bien à cela.


Caves et grottes

Avec la gomme à effacer, le crayon et le pinceau, je change l'aspect des configurations pixelliennes. Je retouche ici, j'ajoute là, je tourne autour des configurations, j'agis dans l'infiniment petit où il semble que seuls les gestes comptent. Je sens que mes mains sont moites, que mon contrôle de la souris est empreint de tension. Il faut prendre garde aux faux mouvements, aux dérapages qui pourraient altérer irrémédiablement le tissu fragile de l'image en devenir. Cette image qui lorsque j'émergerai des profondeurs de l'infiniment petit ne sera plus jamais pareille. Je suis un alchimiste troglodyte qui va hantant un monde souterrain en tentant d'y transmuter les pixels en or si pur et si fin, qu'on ne pourra qu'en admirer l'éclat. La tache est sans repos. Cet outil est diabolique. Pendant ce temps, les pixels s'amoncellent et l'ordinateur cherche où les ranger. Il me demande où, je lui dis sur ce disque, il me répond qu'il n'y a plus l'espace suffisant, je cherche ailleurs et finis par en trouver; je peux enfin prendre un peu de répit. Je suis las. Tous ces pixels, on se dit à quoi bon, pourquoi tout ce labeur, pourquoi tout ce temps devant un écran à tenter de conjurer le sort, pourquoi cette obsession à vouloir que l'image soit parfaite. Parfaite et différente, nouvelle, originale toujours. Prométhée qui ne sait pas comment arrêter la tache désespérante. Parfois, à ces moments, on est tenté de laisser tous ces pixels aller se perdre dans les corbeilles électroniques. Il y a tant et tant de ces configurations pixelliennes ailleurs. Leur bruit se fait parfois assourdissant.


La mer, le ressac

Une autre oeuvre d'art, cette fois-ci de l'artiste montréalais Alain Paiement. C'est un gigantesque coquillage, un nautilus, dont l'ossature est de métal et la membrure faite d'images. Une chose qui est comme suspendue dans l'espace. On s'en approche, on en fait le tour : il s'y trouve une succession d'images représentant toutes la même chose: le cadran d'une horloge dans un espace public. Un objet vaguement suranné, rappelant une époque révolue. Les images, si elles représentent toutes la même chose, ne sont cependant pas toutes pareilles. D'une image à l'autre quelque chose se passe, quelque chose change, la texture, la matière, n'est soudain plus pareil. On se rend compte que les images sont faites de pixels, puis que ceux-ci se mettent à la surface de l'image à devenir de plus en plus gros. Ce qui n'était pas apparent au départ devient de plus marqué en bout du parcours, si bien que la dernière image n'est qu'un amas de pixels où chacun de ceux-ci prend de plus en plus d'envergure, à tel point qu'on arrive à peine à reconnaître l'image de départ. Tout à coup il y a comme la déroute. Cette oeuvre, en plus d'être une métaphore sur le passage du temps, montre avec éloquence la dégénérescence de l'image électronique à mesure que sa structure éclate par l'effet de la magnification. Dissolution de la matière, dissolution des pixels, dissolution du lien qui lie l'image à son mode premier d'existence. Ne reste plus que des éclats de matière, des lambeaux épars de ce qui a déjà été. L'oeuvre de Paiement pointe le mode d'apparition et de disparition des images et plus particulièrement notre impuissance à vouloir contrôler ce mouvement incessant. L'oeuvre signale le parcours qui mène de la vie à la mort, elle indique la spirale sans fin - c'est ce que suggère l'image du nautilus - des états successifs de la matière. Elle signale aussi le flux des idées, leur précarité. Elle semble également dire que les dispositifs technologiques sont toujours comme l'émanation, cent fois répétés, de notre insatiable soif de vouloir sans cesse posséder les choses, de s'approprier plus profondément le réel.



L'image a pris forme, la configuration de pixels est achevée. À l'écran, cela semble aller. Reste à matérialiser cette configuration, à la faire exister sur un support bien concret : du papier, du plastique, de la cellulose, ce que l'on voudra. L'important, c'est de sortir l'image de la virtualité, de l'incarner dans le monde des choses. Alors commencera pour l'image de pixels un autre règne. Au-delà de la machine, la nouvelle image sera happée par les autres images, entraînée dans une ronde où l’origine n'a plus beaucoup d'importance et où les auras ne sont le gage de rien. Cette ronde nous la connaissons déjà. Elle entraîne tout dans une tourmente dont on ne sait trop bien qu'elle est la fin. Paul Virilio a déclaré que les images de maintenant ont un statut paradoxal. La technologie le montre d'évidence. Elles images sont des choses éminemment instables. Les images migrent constamment. Elles sont ici et puis les voilà tout à coup ailleurs. Elles vont, elles viennent. On pense pouvoir exercer sur elles un contrôle et puis au premier signe d'inattention, elles nous échappent. Sartre a peut-être raison. Les images, cela n'aurait à voir finalement qu'avec la conscience, la conscience qu'on a d'elles.


Banff, août-septembre 1993