En pensant à ce paysage: les images de Raymonde April, 1993

Cette eau des fleuves que tu touches:
la dernière des eaux qui s'en furent,
la première des eaux qui s'en viennent:
temps présent.


Léonard de Vinci 1



Faire tenir la vie sur une surface de papier photographique. Faire le pari que cela recèlera une vérité, relative, partielle et existentielle, mais néanmoins, vérité. Une vérité pour soi. Une vérité qui n'aura aucun caractère d'autorité et qui ne sera pas là non plus pour convaincre ou encore pour faire la preuve.  Des photos qui ne soient pas de la photographie, bien qu'elles en empruntent les traits. Des photos qui auraient la fluidité des choses, du temps, de la perception. Des photos extrêmement fragiles parce qu'à la merci de tous les vents.

Les photographies de Raymonde April sont cela, que cela. Elles forment d'oeuvre en oeuvre une chaîne complexe qui, tel un écho, revient inlassablement sur le pourtour et la périphérie de ces vérités qui ne sont qu'individuelles. Ces vérités forcément partielles, mais à cent lieux pourtant des velléités moralistes ou des grands apartés politisants et militants. Son travail,au bout du compte, serait celui d'une mécanique du regard, de la parole, d'une langue/langage insolite, des enchevêtrements du sens et de soi.


Les reposoirs

Ici, une oeuvre en quatre images, intitulée Parade et datée de 1986. Une oeuvre en quatre tableaux, en quatre choses: une machine à écrire partiellement recouverte d'un cache-poussière, un véhicule de déneigement dans la nuit, un personnage - l'artiste - au beau milieu d'un paysage flou, une table à battant contre un mur, toute chose unique et comme singulièrement individualisée. En fait centralisée, si cela peut être dit pour signifier quelque chose qui serait comme en plein milieu. Comme pour avoir toute l'attention. Comme s'il s'agissait de quelque chose d'éminemment important, de sacré presque. Peut-être pour indiquer un rituel. Un dispositif qui en appelle un autre, me rappelle quelque chose de lointain, d'enfoui dans la mémoire. Les reposoirs. Il y avait des reposoirs quand on était enfant. Cela servait au culte catholique. C'était pour installer Dieu quelque part à l'extérieur des églises. Fonction religieuse et le plus souvent pour le faste, pour la galerie. Quelque part tard au printemps. Chez nous, aussi bien à Québec qu'à Rivière-du-Loup, on installait ces reposoirs.  Nous regardions cela admiratifs. Presque médusés. Mais ici, c'est autre chose, quatre reposoirs païens, au séculier.

C'est que les reposoirs de Raymonde April n'ont rien de fastueux, ni d'ostentatoir. Ici, ils ne semblent affirmer que la réalité de ce qu'est le fait de reposer au centre, de se donner à voir là, en évidence, au milieu. Image non pas de puissance et d'intouchabilité comme dans les reposoirs religieux, mais plutôt, et au contraire, de vulnérabilité, de fragilité. Dans le noir d'un cadre large, dans le noir de la chambre - comme celle qui sert à capter la lumière sur la pellicule photographique - des choses, un être, là, ainsi captés. Des images, des tableaux, par rapport à cela, par rapport au fait d'être médian, par rapport à ce qui est seulement et en dehors de toute autre considération qu'un centre en son centre. Juste cela, cette position au milieu, fragile, qui ne dit rien d'autre que cela. C'est que l'artiste, Raymonde April, nous a habitués à cela. Je veux dire qu'April n'a pas fait dans son art, et jusqu'a présent, de place pour ce qui est littéralement le sens premier; rien qui ne soit à prendre au premier degré. Un art du non-dit, un art des choses qu'on ne fait qu'effleurer, que toucher partiellement parce que cela s'évanouit si facilement. Parce que c'est fragile. Comme cela est avec les choses de la vie.

Les mots, les images ont accidentellement glissé, dérapé; se sont, à la fin, abîmés on ne sait où. Au plein sens du terme, ils ont basculé, ces mots, ces images, dans les abysses d'une mer aux eaux en apparence calmes. Car il y a pour les mots, les images, des détours curieux qui les font plonger très loin sous la surface.

Attention, mise en garde, cela peut se dire parade. Défilement ou défilé c'est aussi parade. Curieux revirement. Je regarde (se) défiler des images, je vois s'ouvrir des tiroirs. S'ouvrent et se referment. Il y entre de vieilles cartes postales, il en sort des lapins blancs. On y pousse le temps, on en ressort de petits fragments recadrés. C'est ou cela pourrait être égal, car entrer ou sortir n'est fonction que du point de vue d'où l'on se trouve.


La guerre

Il faudrait presque parler d'images. Non, je veux dire parler de l'image. Car enfin Raymonde April, elle n'a fait que cela des images. Depuis des temps et des temps. Mais pas que cela puisqu'elle a déjà écrit aussi. Enfin pas ici. Pas pour Parade. Pas pour cette parade.

Du balcon, on regardait les défilés. Un jour, il y a très longtemps de cela, c'était des soldats. Je me rappelle le soleil de plomb, les casques et tout ce kaki. Les casques, il y en avait à perte de vue, leur mouvement créait comme des vagues, une mer verte, boueuse. Ils descendaient la côte. Il faisait chaud, trop chaud. La guerrre de Corée. Image des images. Du balcon, elle voit la déneigeuse. Un spectacle. Le soir. Un jour elle avait parlé de Musil. De L'homme sans qualité. Pas vraiment de lui, de Musil, mais plutôt de ce qu'il a écrit. Enfin, elle en avait utilisé des passages. Comme celui-ci:

" Agathe pensa que toutes les vraies natures mortes pouvaient éveiller cette tristesse inépuisable et bienheureuse. Plus on les considère longtemps, plus nettement il apparaît que les objets qui y sont peints semblent debout sur le rivage coloré de la vie, les yeux remplis d'immensité et la langue paralysée" 2.

Pour pointer vers ce qu'elle croit trouver dans les images. De ce qui les constituent. De leur matière; celle qui, paradoxalement, n'en n'est pas. Impalpable, qui n'est jamais là et qui pourtant ne cesse de nous hanter. Ça pourrait aussi s'appeler le temps. L'impalpable, le presque innommable aussi. On aimerait tellement croire que les images c'est vrai, que c'est juste. Pourtant on sait bien que ça cafouille la plupart du temps. La photograpie avait parue être, du moins à ses débuts, comme le moyen pour en finir avec le glissement. Et puis, plus tard, il est apparu qu'il n'en était rien. Ça continuait à glisser, c'était désespérant. Mais pas pour tous. Faire avec ou plutôt dire que c'est comme ça, qu'on n'y peut rien, qu'il faut continuer.

La déneigeuse dans la nuit. Avant il y avait eu la neige. Possiblement qu'il avait neigé toute la journée de ce dimanche. Une neige abondante. Pas la tempête, ni le blizzard. Juste beaucoup de neige comme ça, pendant des heures et des heures, toute la journée. Le soir était tombé et il neigeait toujours. On s'était dit que peut-être si cela persistait que demain tout serait fermé, arrêté par la neige. Mais tard dans la soirée, avant d'aller dormir, on avait regardé par la fenêtre. Il ne neigeait presque plus. Cela s'était arrêté. Des monceaux et des monceaux de neige. Blanche, immaculée qui donnait à la nuit une étrange luminescence. Puis on avait entendu la déneigeuse. Les hommes refaisaient surface. C'était dommage, car on avait cru un moment que les hommes et les machines avaient disparu pour de bon.


L'ordinaire

Le travail de Raymonde April se fait dans l'entre-temps. Son travail arpente et parcourt sans cesse la notion très contemporaine de la présence / absence. Son travail en ce sens déborde sans cesse le cadre trop sage, trop étroit de la photo. Toujours, quelque chose pointe vers l'extérieur de ce cadre, vers ailleurs. Difficile de dire où exactement. Un hors-champ indéfinissable que moi, spectateur, je peux ou non choisir de remplir pour peu que j'y sois attentif, que je m'arrête et que je songe. Il y a alors des bruits, des sons, ceux qui manquent à la surface du papier. Ou bien encore de la musique. Peut-être qu'elle serait vaguement triste la musique. On pourrait aussi, en prêtant l'oreille, en regardant plus loin dans l'image, plus loin que le grain, entendre la rumeur du vent, de la rue. Les choses de l'ordinaire. Les sons de la vie. Choses simples, mais sans banalité.

Mais je peux remplir ce hors-champ d'autres choses. D'idées, de pensées. Déjà une architecture plus compliquée se dessinerait. L'image dedans, l'image dehors. À la limite, cette image, elle n'a peut-être aucune importance. C'est peut-être aussi pour cela qu'il faut la dissoudre dans un grand cadre noir. Parce que c'est  ainsi que fonctionne les choses: cette centralité manifeste au fond du noir indique une sorte d'interchangeabilité des éléments. Au fond, et c'est peut-être cela qu'on appellera la métaphore, l'image de l'image, cette trouée dans le noir sur un objet, c'est comme le regard qui dérape, se perd. Un regard qui heurte la surface d'une chose puis qui rebondit sur une autre.  

Dans un texte récent, Raymonde April disait: "Je tente de construire des fictions à partir d'éléments authentiques. Je ne travaille qu'avec ce que je connais bien, dans un infiniment petit que je multiplie à l'infini pour meubler un espace galactique"3. Le travail de l'ordinaire, ce serait cela. Un travail sur ce que l'on connaît bien, sur ce qui est près de soi. Un travail du regard sur le regard. Et plus loin l'artiste ajoute: "Je ne veux rien approprier que je ne connais pas intimement. Néanmoins, je ne cherche jamais à fabriquer ma propre histoire"4. Ce n'est pas personnel, seulement intime. Et on pourrait ajouter que c'est seulement dans cette intimité que je peux rejoindre l'oeuvre et pénétrer son hors-champ.


Les tables

Il y a cette table pliante contre un mur. C'est la quatrième et dernière image de Parade. Une image qui semble reprendre, mais en inversé, la première image de l'ensemble. Cette première image c'est celle de la machine à écrire partiellement recouverte que l'on peut sans grand risque d'erreur imaginer reposant elle-même sur une table. Mais cette table, on ne la voit pas, on ne fait que l'imaginer. Une table absente mais chargée. Dans la dernière image, une table vide mais bien présente. Entre les deux un jeu de miroir en négatif.

La machine à écrire, un outil pour l'écriture. Sur l'autre image, la "table rase", un lieu possible pour l'écriture. Mais un lieu aussi pour la fiction. Hors-champ.
La table: un motif singulier et récurrent. On a même parfois l'impression qu'il s'agit de l'une des plus frappantes récurrences des arts visuels de cette époque. La table comme lieu de la domesticité, comme territoire que se partagent tour-à-tour l'individuel, le social et le sacré. Le territoire ici, et très fortement, de l'intime. Le lieu de tous - ou presque - les investissements de l'existence, l'endroit de tous les retours, le support au souffle de toutes les plumes et de toutes les machines à écrire.


Le paysage

Ailleurs, elle avait dit aussi: "Je travaille toujours avec ma propre image me photographiant moi-même, seule, et puis je photographie tout, tout ce qui a un sens, tout ce qui arrive, et puis je demande à des amis de poser, et certains d'entre eux prennent des photos de moi, que je garde avec les autres"5. C'est elle là dans le paysage. C'est elle qui regarde au loin quelque chose qu'on ne peut pas voir. C'est elle qu'on a photographiée ainsi. Je regarde cette image et je pense à cette autre image. Elle disait: "Je vibre aux écarts d'échelle, aux perspectives infinies et je m'imagine vivre au coeur d'un tableau romantique, un océan de brouillard sous les pieds"6. On l'aura reconnu, c'est un tableau du peintre Caspar David Friedrich. Un tableau peint vers 1818. Presque une photographie avant que la photographie ne soit. Ce tableau nous montre un homme debout vu de dos. D'un promontoir très élevé, cet homme domine des sommets émergeant du brouillard. Ce pourrait être le matin, juste après le lever du soleil. On devine, de par sa posture, que cet homme regarde au loin. Plus loin, devant, le paysage. Son regard perdu au-delà des sommets. Comme dans l'image de Raymonde April où elle-même occupe une position similaire. Curieux, étrange dispositif où  j'observe celui qui observe. Mon regard qui veut suivre un regard que je ne vois pas, mais que je peux anticiper, imaginer. Dispositif où je peux presque me substituer à cet autre, devenir un autre, entrer dans une autre peau, imaginer, laisser courir la fiction, habiter le hors-champ. Le paysage n'est plus, il s'est abîmé dans le papier, dans le temps. Faux miroir, juste un leurre ou un habile subterfuge pour me jeter littéralement dans les bras d'une autre illusion.

La chute

Il n'y a pas de paysage. Ou plutôt le paysage n'est plus possible sans que l'on songe à qui l'a vu, qui s'en saura saisi et qui le verra. Seulement un autre lieu du regard, un autre avatar de celui-ci. La photographie s'y plie, s'y replie. Elle s'y engage, et nous y engage aussi si l'on veut croire à sa fiction. Une autre parade, un autre défilé. Elle disait: "... je caresse l'idée d'un présent photographique, d'un temps indéfini qui perdure dans les images que j'aime, dans un espace propre à elles seules" 7. Des eaux en cascade.


Richard Baillargeon
avril 1991
Banff



Notes:

1- De Vinci, Léonard, Ombre lointaine, 46 fragments traduits et présentés par Franc Ducros, Aix-en-provence, Alinea, 1983, page 6.

2- in April, Raymonde, Voyage dans le monde des choses, Montréal, Musée d'art contemporain de Montréal, 1986, page 43.

3- in catalogue de l'exposition New Borders, New Boundaries (nouvelles frontières, nouvelles démarcations), Toronto, Gallery 44, 1991, non-paginé.

4- Ibid.

5- April, Raymonde, op. cit., page 44.

6- April, Raymonde, Une mouche au paradis, in Treize essais sur la photographie, Ottawa, Musée canadien de la photographie contemporaine,  1991, page 215.

7- Ibid., page 214.


  • Raymonde April, Parade, 1986, photos noir et blanc, tirages argentiques, 72 x 80 cm (ch.).

    Raymonde April, Parade, 1986, photos noir et blanc, tirages argentiques, 72 x 80 cm (ch.).